Ce spectacle prend les atours et les allures d’une conversation animée et amusée entre de vieux amis, à laquelle nous sommes invités. On s’installe sans grande idée préconçue, et très vite on se retrouve happé par un récit fluide, drôle, élégant. Un moment de complicité avec un auteur qui ne se prend pas au sérieux.
Gaspard Cuillé et Benjamin Romieux construisent une écriture comme une partition à deux voix, qui convoque la mémoire rapportée au présent. Une kyrielle de moments qu’ils teintent de sourires et de légère dérision. C’est bien vu et bien fait, Anouilh lui-même oscillait souvent entre nostalgie et ironie.
Le spectacle réussit un bel équilibre. On y apprend, on y rit, on y réfléchit. Cette écriture, même lorsqu’elle frôle la confession, garde une distance salutaire. On n’assiste pas à une simple et imposante biographie, mais à un jeu de miroirs entre le jeune auteur et celui qu’il deviendra. La mise en vie de ces paroles simples autant que brillantes, accompagne ce mouvement intérieur sans la souligner. Un simple geste, une lumière qui change, une intonation. Le tout est millimétré sans que cela paraisse calculé.
On retrouve aussi dans cette adaptation une forme de tendresse pour le théâtre. Pas celle, pompeuse, d’un « sanctuaire de l’art », mais celle de l’artisanat, du plateau où tout se fabrique à vue. On voit les ficelles et on en rit. Ce théâtre-là assume son humanité, ses hésitations et ses fulgurances. Et c’est précisément ce qu’Anouilh défendait. Un théâtre de chair et d’esprit, fait pour parler à tous.
La mise en scène d’Emmanuel Gaury joue la carte de la clarté. Pas d’effets inutiles, pas de surenchère, juste deux comédiens, un décor épuré, quelques accessoires bien choisis. L’espace devient tour à tour bureau, divan, café, loge d’artiste. Cette simplicité donne au texte toute sa place, et c’est elle qui nous permet de goûter les nuances de l’écriture d’Anouilh. Une langue vive, ironique, toujours sur le fil entre légèreté et lucidité.
Le duo d’interprètes (Gaspard Cuillé et Benjamin Romieux hier soir) s’en donne à cœur joie. Ils ne « jouent » pas Anouilh, ils le partagent. Il y a dans leurs échanges une précision joyeuse, une écoute fine, un plaisir évident à faire vivre ces mots. Qu’ils incarnent tour à tour le jeune homme ambitieux un peu candide, l’auteur plus mûr, ou encore les personnages croisés dans le récit, ils sont justes, alertes et donnent de très jolies couleurs aux souvenirs jalonnés et au recul dont Anouilh n’a jamais manqué.
Le rythme, lui, est tenu avec souplesse. Les transitions sont rapides, les changements de ton naturels. On passe d’un souvenir de guerre à une réplique mordante sur les milieux littéraires sans que cela grince. Le spectacle respire. On sent que l’équipe a travaillé à rendre le texte vivant, à le déplier plutôt qu’à le commenter. Et cette respiration, c’est peut-être ce qu’il y a de plus agréable. Elle laisse de l’espace au public, qui devient témoin et complice.
Le spectacle dessine un portrait d’Anouilh lucide et vivant, loin de la stature encombrante d’un auteur classique surclassé. Il nous rappelle avec un humour habile et enjoué qu’un parcours d’artiste tient parfois à peu de choses. Une rencontre, un mot bien tourné, une obstination tranquille. Et c’est dans cette modestie du geste que la représentation trouve toute sa justesse et notre plaisir.
Spectacle du 20 octobre 2025
Frédéric Perez
Un spectacle imaginé par Gaspard Cuillé et Benjamin Romieux d’après "La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique" et "En Marge du théâtre" de Jean Anouilh. Mise en scène d’Emmanuel Gaury. Création sonore de Mathieu Rannou. Lumières d’Alireza Kishipour.
Avec Gaspard Cuillé ou Emmanuel Gaury et Benjamin Romieux.
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